Entretien avec Olivier Marboeuf: Projet Spermwhaler's dream

OM : En arrière plan de ton travail de sculpture déjà, il y a une certaine idée d’image résiduelle comme témoin muet d’une expérience personnelle – souvent associée au voyage et à l’isolement mais aussi à des prélèvements dans une collection de documents « sources ». On sent que tes productions se tiennent au seuil d’un récit sans s’y engager, peut-être parce qu’elles sont justement aux prises avec plusieurs histoires qu’elles concentrent en un seul point – ce qui me semble être l’un des éléments importants de ton vocabulaire.

VC : Je cherche en effet à générer un objet résiduel, un objet à mi-chemin entre un vécu et un devenir. Le terme que j’utilise pour la dénomination de mes sculpture-objets, les Sondes, évoque cet entre deux, objets envoyés pour ramener. Ils sont la synthèse, comme mes images, d’expériences directement vécues ou rapportées par des voyageurs sous la forme d’écrits ou d’images. Les formes, les matériaux,
les titres sont autant d’évocations qui laissent à l’observateur une interprétation personnelle de l’objet et de à quoi il se rapporte.
Ces objets comportent en eux aussi bien la promesse d’un devenir, d’un départ que l’inachèvement, l’impossibilité d’une utilisation concrète. Ensemble ils semblent dirigés dans une même intention, dans une même perpective qu’il reste à définir.
La question du seuil est omniprésente au sein de ma recherche, «l’outre-mer», «l’au-delà» y est souvent invoqué.

OM : Avec l’introduction de Spermwalher’s dream, tu rends clairement visibles les dimensions paradoxales du voyage qui habitent ton travail. Un régime que je dirais plus romantique – solitaire, intime, « l’hypothèse Crusoe » du voyage en quelque sorte – affronte un régime collectif où la face obscure du voyage fait son irruption au travers de l’imagerie coloniale et de la question de la conquête. Tension interne que tu synthétise de manière assez juste, je trouve, avec le titre de ton exposition aux Beaux Arts : « Sous une mer de l’Intranquilité »

VC : Lorsque j’ai commencé à décortiquer l’oeuvre de Melville et à vérifier les différents éléments constituants Moby Dick, j’ai été amené à faire des recherches sur les interactions entre les baleiniers et les autochtones des rivages visités. Au mythe romantique du voyage c’est ajouté les conséquences de ces rencontres. Au delà du caractère ethnographique, une dimension sociale m’a particulièrement
touché. Parallèlement, une recherche spécifique sur les grands cétacés m’a amené à un texte qui stipule que les cachalots dorment la tête en bas…
A quoi rêve un cachalot? Le titre Spermwhaler’s dream nous interroge plutôt sur la nature du rêve des hommes à partir de cette expérience: la rencontre avec l’Outre-mer.
Le titre Sous une mer de l’Intranquillité, évoque l’appel du poète Fernando Pessoa, à être autre, à être au delà, vers l’au-delà pour l’au-delà, ainsi que les angoisses qui s’y profilent.
Il suppose «un ciel bas et lourd», un lourd fardeau. Ce titre nous ramène par ailleurs à l’histoire des conquêtes, la mer de la Tranquillité étant une des principales mers lunaires (visible lors des pleines lunes) sur laquelle la mission Appolon 11 se pose le 21 Juillet 1969, démystifiant l’astre lunaire tout en nous ramenant définitivement à nos limites.

OM : De nos précédents échanges, je retiens aussi ton appétence pour les figures connues ou inconnues de l’Histoire. Le voyage comme projection dans le corps et la vie d’un autre - la photographie jouant ici d’ailleurs une double fonction d’identification.

VC : Les récits biographiques de voyageurs comme Bougainville, Cook, Darwin, etc… nous prêtent une certaine vision de ce qu’à pu être à une époque la vie d’individus dans le lointain.
Des anecdotes présentent des personnes que le destin à permis de se rencontrer. Dans ces rencontres se trament l’Histoire. La photographie et la légende qui y est associée nous renseignent autant
qu’elles nous proposent un imaginaire. La dimension autobiographique de mon travail s’associe aux images que j’utilise lors de mes expositions ou qui les annoncent.
Le mythe rejoint ainsi la réalité, la fiction se mêle de l’Histoire.

OM : J’ai l’impression que tu négocies l’imagerie coloniale d’une manière assez particulière. Par rapport à d’autres artistes qui ont tendance à la tenir à distance comme un corpus maléfique ou à la brandir comme un faisceau de preuves, tu tentes plutôt de la rapporter, je dirais, à la manière dont la société occidentale moderne a construit son regard sur l’Autre mais aussi sur elle-même. En t’intéressant à l’endroit de la coïncidence plutôt qu’à l’histoire de la différence.

VC : L’imagerie coloniale nous renseigne autant sur l’objet de la photographie que sur la nature de ceux qui photographient. Elle raconte un rapport, une tension entre des mondes et entre différents modes de pensée. Elle supporte en elle même l’imaginaire, le fantasme, l’éducation du regardeur, et donc de ceux pour qui elles ont été faites.
D’autres part, associées en corpus, en atlas, ces images se révèlent, me révèlent. Je pourrai même dire quand révélant certains aspects de nos propres cultures, des démons très enfouis se relèvent.
A travers leurs associations, je m’interroge sur la nature de mon regard et l’héritage que je porte vis à vis de mes lectures, de mes rencontres, des chimies inconscientes qui s’opèrent en moi-même.
Le programme informatique Spermwhaler’s dream est une tentative de générer des formes aléatoires d’associations permettant d’autres lectures, d’autres coïncidences entre des mondes à priori inconciliables.

OM : Tes séries récentes évoquent clairement la question de l’inconscient, d’un écho au voyage par la résurgence des images, la hantise - ce que j’appelle un voyage en retour. Il semble que les figures coloniales aient opéré cette lente opération de retour en toi, empruntant un chemin tortueux dans ton travail avant d’en devenir un motif saillant tel qu’on le découvre aujourd’hui.

VC : La méthode avec laquelle je travaille permet en effet des résurgences. De l’environnement que je tisse par le choix de mes lectures, rencontres, analyses,vont éclore des formes hybrides portant la marque du terreau depuis lequel elles ont été entretenues. Ainsi à partir de récits d’auteurs différents, à des époques différentes, j’établis des ponts, des rencontres, des associations paranoïaques. L’histoire n’est lisible qu’à partir de la décantation du trouble généré par les événements qui l’ont précipitées.
La forme métaphorique du rêve me permet d’inventer par le biais des images coloniales, des systèmes de représentation de ce que serrait la mémoire d’une chambre photographique, d’une machine
qui aurait enregistrée des images du monde à l’époque des grandes missions coloniales de la fin du 19ème siècle au début du 20ème siècle. Je pense que je fonctionne un peu à l’image d’un chenal qui recevrai des flux d’informations et de sensations et qui les restituerai transformées: un intermédiaire, à la fois passage et passager.

OM : Tu as le soucis de ne pas entrer dans un processus de récit, que les choses restent de l’ordre de l’évocation. Quand tu utilises cependant comme matière première d’une pièce des images qui ont déjà une charge – comme dans SEMES – cette mise à distance du récit me semble plus difficile.
À la différence de Spermwalher’s dream, SEMES, la pièce que tu as produit pour Trafic de Légendes, rend physiquement visible une banque d’images sur une table. Mais tout en dévoilant cette collection de documents, tu créés sciemment une situation perturbée de lecture.

VC : L’autonomie d’une oeuvre vis à vis d’un discours préexistant me semble essentielle pour ne pas sombrer dans l’illustration d’un propos, ainsi que pour protéger l’oeuvre d’une récupération par une idéologie quelconque. Je ne propose pas une vérité limpide mais établie des systèmes qui permettent une mis en tension entre des éléments. Chaque image dans SEMES a son histoire, et l’organisation que j’en propose en permet différentes interprétations, ainsi que des liens, générants en effet, des histoires multiples. Il ne s’agit pas de proposer un récit mais des récits.
La projection qui est associée à cet sorte d’Atlas sur la table permet à la fois d’en brouiller la lecture et de proposer des interférences vis à vis d’une tentative de rationalisation.
La projection d’images en transformation, sur un mode aléatoire, réinvestit l’oeuvre d’une dimension non rationnelle tel que l’augure.
Il n’y pas seulement un questionnement sur des fragments du passé mais une réflexion sur un devenir.


Propos recueillis par Olivier Marboeuf à l'occasion de l'exposition Les nouveaux mondes et les anciens/Trafic de légendes à l'Espace Khiasma, Les Lilas (France), avril 2012

Propos recueillis par Olivier Marboeuf à l'occasion de l'exposition Les nouveaux mondes et les anciens/Trafic de légendes à l'Espace Khiasma, Les Lilas (France), avril 2012