[...] N’est-ce pas cet affrontement entre deux écologies – classer ou habiter, comparer ou raconter – que nous donne à voir Vincent Chevillon à travers deux séries d’images qui s’entrecroisent ?
[...] La première regroupe des objets d’histoire naturelle en liaison étroite avec l’anthropologie. Les êtres humains semblent absents mais, en réalité, ils apparaissent sous la forme d’une inscription énigmatique « Humains » portée sur la façade d’un meuble de vitrine qui ne révèle pas son contenu. Dessus est posé un buste de Cuvier, l’orientation de trois- quarts mettant en valeur un profil à l’antique conforme aux normes de la grandeur savante de cette époque. [...] Les photos prises dans les réserves et les greniers du Musée d’histoire naturelle de Strasbourg créé en 1818, devenu Musée zoologique en 1893, ont la tonalité crépusculaire d’objets naturalistes qui semblent avoir été oubliés, posés de manière incongrue, recouverts d’un drap, empilés sur des étagères, comme si s’était évanoui le projet qui leur donnait utilité et éclat. Le spectateur d’aujourd’hui aura du mal à voir dans ces images la vitrine d’un projet impérial, celui d’une science allemande triomphant par sa capacité à collecter, classifier et exposer des spécimens venus de ses territoires coloniaux et de ses réseaux mondiaux de correspondants. Restent donc des ossements, des animaux empaillés, des habitats qui sont des naturalia mais subsistent ici comme des artefacts produits par des êtres humains explorateurs et collectionneurs disparus depuis longtemps.
[...] La deuxième série d’images, prises à l’extérieur, a toutes les apparences du monde vivant cher à Ingold. Des feuillages et des troncs d’arbres, des terriers et des habitats d’insectes, des clairières et des orées, des rivages et des océans se succèdent sans ordre fixé à l’avance. Le cadrage permet d’en apercevoir tous les détails, les stries des roches, les nervures des feuilles, le tremblement des buissons, le grain des sables.
[...] Le monde de Chevillon est [...] peuplé d’aiguilles, de rochers, de feuilles, de rivages, c’est-à-dire des entités aux bords tranchants qui assument une mise en monde par la discontinuité entre les existants.
[...] Même s’il assume qu’il n’y a pas de connaissance sans médiation, le propos de Chevillon n’est pas d’isoler différentes manières de figurer qui donneraient à voir l’armature ontologique du réel, mais d’exhumer, de collecter, d’exposer. En somme d’être un explorateur.

EXTRAITS DU TEXTE LE GRAMMAGE DU MONDE, GRÉGORY QUENET DANS « LISIÈRES », PÉTROLE ÉDITIONS, 2021