Entrée par la photographie

Vincent Chevillon est sculpteur, mais son travail plastique a fort à faire avec l’image photographique : celle trouvée, ancienne, d’autrui, ou la sienne, récente.
Ce livre de photographies, qui réunit des images prises par l’artiste il y a quelques années, existait, avant de paraître, sous la forme d’une maquette qui a connu plusieurs versions, la dernière plus ample et nourrie, fluide.
Le principe d’une couverture unie, sans titre ni nom d’auteur ni d’éditeur, nulle information, non plus qu’à l’intérieur (hors le présent feuillet), est demeuré.
Pour autant, il ne s’agit pas d’une part secrète, intime, qui se révèlerait maintenant au côté d’une œuvre sculpturale constituée, plus distanciée, pouvant être monumentale,
et tendant à l’universel… ou si ? Peut-être, mais alors sans pathos, ni rien de (trop) personnel. Et proposant à qui la découvre, s’il le souhaite, de s’y projeter, pour
la reconnaître.

« Mon travail, écrit l’artiste, consiste en une synthèse d’expériences. Je ne dis rien de particulier, je ne revendique rien, je témoigne de ces expériences.
La mise en tension de ce vécu se concentre en des images distantes, quasi muettes. Les formes créées construisent une rhétorique plus évocatrice que significative.»

Parmi les filiations possibles, ce livre de photographies doit quelque chose, de loin, à Walker Evans (American Photographs) et Wright Morris (The Inhabitants), ainsi qu’à Paul Strand, et Daido Moriyama… sans le tropisme américain des premiers. Pour la conscience aiguë de la justesse à atteindre dans l’agencement d’images au sein d’un livre, quand d’autres la poursuivent dans le cadre d’expositions.
Le caractère clos, plein des objets, des lieux, contraste avec le mouvement, l’élan d’une fillette, son abandon. Les animaux empaillés, leurs squelettes, sont contredits par la force vitale du végétal, la prolifération de feuilles, fleurs, fruits. La tombe, par des ailes d’ange. Il y a ces courbes, cercles ; ces lignes, architectures ; textures : tout cela se lit, tactile. Passent les ombres ; dans l’obscurité, une chaise vide, isolée. De rappels en reflets, des sortes d’allitérations se retrouvent de page en page.
Cabane n’est pas ruine. Ce qui est penché, taché, laissé pour compte… n’est pas pour autant magnifié.Quelques figures inconnaissables traversent cet univers froid, viscéral, sans séduction flagrante, exerçant cependant son charme. Contre le noir, l’âpreté, quelque chose persiste, de très physique, qui parle de l’homme, de sa présence/absence, dans une nature encore souveraine.

« Le rapport qu’entretient le spectateur avec l’objet est un des objectifs de ma recherche, je cherche à définir l’espace entre l’objet et son spectateur. Que ce soit par le livre, par la sculpture ou par la photographie, je rapporte dans un espace clos des expériences liées au nomadisme et à la solitude, introduisant une dialectique entre la condition de l’objet fabriqué et ce à quoi il fait référence. Mes recherches produisent des rituels, personnels puis destinés au spectateur, marqués du sceau de l’ambivalence : entre fétiche et sculpture, journal intime et fiction, grotesque et sacré. »

C’est ici : rien d’exotique, de lointain, ni dans l’espace, ni dans le temps. Un quotidien sans rien de figé, les gens, les choses changent ; rien ne sera plus tel qu’il a été, tout s’altère, renaît. L’irréversibilité toujours se trouve pondérée.Il s’agit, entre autres, de ce qu’un jeune homme a choisi de retenir comme composant son monde, le monde, au moment même où il accède à un monde plus vaste, et différent, celui de l’âge adulte, de la maturité.
Or le monde décrit n’est pas tant le sien qu’il peut être le nôtre. Comme lui nous avons vu, mais sans doute laissé passer, ces paysages, intérieurs, bêtes, ces plis, cette neige, vitesse.
Ces images — à la différence de celles qu’il emprunte, traite, avec leur contexte, des références qu’il fait siennes —, nous n’en saurons rien que ce qu’il donne à voir.
Ni fiction, ni document, elles pourraient susciter un, des récits. Tout s’interprète, nul mot d’ordre n’est donné par l’auteur, dont l’expression passe par l’image à l’exclusion de tout message (« Veux-tu m’épouser ? »).

« L’autonomie vis-à-vis d’un discours accompagnant l’œuvre est un des objectifs que je m’impose. À la différence des contes, il n’y a aucun achèvement, mais prolongation d’un doute, d’une chute sans impact. »

Les photographies de ce livre font le hors-champ de sa sculpture, de ses installations (l’inverse est aussi vrai). Le silence des photographes ? Cette fois la raison de l’effacement de l’auteur pourrait être de laisser parler une photographie anthropologue.

Anne Bertrand